Bienvenue dans mon univers ! Vous êtes ici chez vous.
Histoire
L’histoire des travailleuses de l’industrie des allumettes à Hull est particulièrement éloquente pour témoigner des souffrances ouvrières durant les deux premières phases de l’industrialisation au Québec (période de 1850 à 1930)
À la fin du XIXe siècle. E.B. Eddy, l’entreprise d’Ezra Butler, produit 30 millions d’allumettes par jour, ce qui représente la plus importante production de tout l’Empire britannique. La lugubre manufacture fournit 90 % de toutes les allumettes consommées au Canada.
EDDY’S MATCHES

Ezra et son épouse Zaïda ont immigré du Vermont et se sont installés à Hull en 1851. Le couple n’est pas riche, mais se débrouille bien et est plutôt créatif. Il fonde une entreprise d’allumettes dans sa petite maison, puis déplace les opérations dans un bâtiment bric-à-brac dans la cour arrière construit avec des bouts de bois trouvés dans le dépotoir d’une scierie voisine. Le procédé de fabrication d’allumettes chimiques au phosphore est connu depuis une vingtaine d’années en Europe.
Rapidement, la « Eddy », comme on a l’habitude de l’appeler, doit embaucher pour répondre à la demande.
Entre 1854 et 1928, elle confie à ses employés, hommes ou garçons, la coupe des bâtonnets de bois, les mélanges chimiques hautement inflammables et les opérations du trempage et du séchage des allumettes, tandis que les femmes et les filles s’occupent de l’empaquetage.
Elles gagnent environ 220 $ par année (en 1910), rémunération évidemment bien moindre que celle des hommes. Elles sont en majorité canadiennes-françaises, âgées de 14 à 17 ans, sans éducation. Leur tâche consiste essentiellement à empaqueter une poignée d’allumettes dans une petite boîte, puis recommencer l’opération des milliers de fois par jour.
Elles travaillent en général entre 10 et 12 heures par jour dans le silence le plus complet pour maximiser leur productivité, celles qui osent défier la règle reçoivent des amendes.
En 1869, 60 des 70 employés de la « Eddy » sont des femmes, en 1910, elles seront plus de 200.
MALADIE OSSEUSE
Les longues expositions aux émanations toxiques du phosphore blanc provoquent une déminéralisation du corps de ces pauvres femmes. Pour ne pas perdre leur emploi, elles camouflent tant bien que mal leurs symptômes, le plus longtemps possible.
L’exposition au phosphore blanc entraîne de l’anémie, des fractures osseuses ou la mort pour les plus jeunes allumettières.
Elles développent également une terrible maladie osseuse qu’on appelle la nécrose maxillaire. L’infection fait graduellement pourrir leur mâchoire. Les travailleuses perdent leurs dents, puis l’os de la mâchoire inférieur se décroche. Ces femmes sont si pauvres que, quand on doit leur amputer la mâchoire, bien souvent la chirurgie est confiée à un parent pas trop nerveux ou à un voisin plus habile de ses mains.
Le plus fou dans cette histoire, c’est que le phosphore blanc était interdit dans la fabrication d’allumettes en Finlande depuis 1872 et en France depuis 1895. Des années durant, nos politiciens vont tergiverser sur la question.
Malgré les témoignages et les rapports d’enquête. On assiste à un vaudeville partisan sur la question entre les libéraux de Wilfrid Laurier et les conservateurs de Robert Borden, ce qui va évidemment ralentir l’adoption d’une loi pour protéger ces travailleuses.
En fait, c’est le grand public qui, devant l’horreur des récits décrits dans les journaux, fera pression sur le gouvernement. Le phosphore blanc sera officiellement interdit au Canada au printemps de 1914, deux ans après notre voisin américain.

En 1918, à la demande d’ouvrières de Hull, une branche féminine de l’Association ouvrière de Hull est constituée. Elle portera le nom d’Association ouvrière catholique féminine de Hull. Plus de 300 jeunes femmes, principalement des travailleuses de la E.D. Eddy, joindront l’Association. Elles feront pression sur l’entreprise en provoquant deux conflits de travail, un en 1919 et un autre en 1924 (photo). On travaille pour gagner sa vie, non pour la perdre en travaillant… »
Citation intéressante, mais hors contexte, du syndicaliste Michel Chartrand.
Pour souligner la souffrance de ces travailleuses de l’allumette, l’inaction de nos gouvernements de l’époque et l’importance de la lutte syndicale, on trouve aujourd’hui, dans le secteur de Hull et d’Aylmer, le boulevard des Allumettières, un grand boulevard de 13 km nommé à la mémoire de ces remarquables ouvrières.
Source : Martin Landry, historien, Journal de Montréal, cahier Weekend, 14 décembre 2024, p70