Un pan de notre histoire : Montréal, 21 mai 1832. Le jour où voter coûtait la vie

Histoire

Il arrive parfois que l’Histoire frappe un grand coup, non pas dans les hautes sphères du pouvoir, mais au détour d’une rue, sous les cris d’une foule en colère. Le 21 mai 1832, Montréal fut le théâtre d’un de ces moments charnières, une fracture profonde dans le tissu déjà fragile de la démocratie coloniale. Trois hommes sont tombés sous les balles. Ce jour-là, la politique s’est faite à la baïonnette et le droit de vote a coûté la vie.

Le décor : une zone névralgique du Vieux-Montréal, où se joue une élection partielle à forte valeur symbolique.

Deux visions du monde s’y affrontent : d’un côté, le Parti bureaucrate, bien enraciné dans les cercles du pouvoir colonial, défend les intérêts des marchands et de l’élite anglo-montréalaise.

De l’autre, le Parti patriote, animé par une volonté de réforme avec un candidat qui donne voix aux aspirations des Canadiens français, mais aussi des communautés marginalisées, notamment les Irlandais.

Le duel électoral met en scène deux hommes aux profils contrastés.

Stanley Bagg, marchand prospère d’origine américaine, porte les couleurs des bureaucrates. À ses côtés, une machine électorale bien huilée et un allié de taille, Pierre-Édouard Leclère, le futur surintendant de la police de Montréal.

À l’opposé, Daniel Tracey, un médecin irlandais, journaliste redouté, propriétaire du Vindicator, incarne l’espoir des réformistes. Il est soutenu par Ludger Duvernay et La Minerve. Tracey attire l’adhésion des partisans de Louis-Joseph Papineau.

Très vite, cette confrontation dépasse le simple cadre électoral. Depuis plusieurs semaines déjà, la tension monte.

L’élection s’étend du 23 avril au 22 mai. Dès les premiers jours, Tracey prend l’avantage, mais la machine adverse se met en branle,

Les connétables, assermentés pour assurer le bon déroulement du scrutin, sont loin d’être neutres. Selon les chiffres compilés plus tard, la presque totalité d’entre eux appuie Bagg. Et leur zèle n’est pas qu’administratif. Ils intimident les électeurs du camp adverse et les bousculent. L’atmosphère est lourde, voire explosive.

CLIMAT DE PEUR

La Minerve, pourtant acquise à la cause patriote, commence à douter. Même si Tracey tient bon, la peur gagne la rue.

Le 20 mai, des magistrats comme McGill et Molson acceptent une demande du comité de Bagg. On offre une protection spéciale : accompagner les partisans aux urnes.

Le lendemain, 21 mai 1832, le vote se poursuit, il fait chaud dans les rues de Montréal. La foule est importante autour du bureau électoral. Les discussions sont vives, les esprits échauffés.

Les magistrats jugent la situation instable. Sans chercher à calmer la tension, ils appellent l’armée en renfort. Les soldats, postés à proximité, attendent le signal. Un magistrat lit la Loi sur les émeutes. Quelques minutes plus tard, les ordres tombent. On ouvre le feu.

Trois hommes s’écroulent sur la rue Saint-Jacques : François Languedoc, Pierre Billet et Casimir Chauvin. Trois Canadiens ordinaires venus exercer ou défendre un droit fondamental.

Ils deviennent, en un instant, les premiers martyrs civils d’une élection dans l’histoire du Québec. Mgr Lartigue parlera de la « rue du sang ».

Le massacre choque, mais ne ralentit pas la machine électorale.

Le 22 mai, Daniel Tracey est élu. Une victoire fragile, entachée de deuil et de colère.

UNE LEÇON AMÈRE

Le lendemain, les journaux se déchirent. Pour certains, c’est un acte barbare. Pour d’autres, une réponse mesurée à une émeute. Les Habits rouges n’ont tué que trois Canadiens, écrit froidement une historienne britannique. Une discipline militaire exemplaire, affirment certains.

Mais les patriotes ne l’entendent pas ainsi. Dans les semaines suivantes, la colère populaire enfle. Les leaders politiques, Papineau en tête, dénoncent l’impunité des coupables. Les soldats responsables des tirs seront finalement acquittés. Le colonel McIntosh, lui, sera même fait chevalier en Angleterre.

Pour les partisans du Parti national, cette élection aura été une leçon amère. Malgré la victoire de Tracey, ils comprennent que la voie parlementaire est minée. Le pouvoir colonial a montré qu’il n’hésiterait pas à faire taire les urnes par les fusils.

Cette tragédie marque un tournant. La répression brute, l’intimidation, les connétables partiaux, les canons braqués sur les électeurs, tout cela alimente le radicalisme naissant des patriotes.

Cinq ans plus tard, ce sera la révolte. Mais en 1832, Montréal vient d’assister à un baptême du feu politique. Le sang versé sur les pavés de la rue Saint-Jacques n’est pas encore celui d’une révolution, mais il annonce ce qui couve.

« UNE ARME NOUVELLE »

Comme le dira plus tard l’historien Jacques Lacoursière, les événements du 21 mai seront « une arme nouvelle » pour Papineau et ses alliés, tout comme l’épidémie de choléra qui frappe la ville la même année. Deux fléaux, l’un politique, l’autre naturel, secouent la population.

L’élection partielle de 1832 ne fut pas seulement un affrontement entre deux candidats. Elle fut le reflet d’une société coloniale en crise, tiraillée entre l’ordre imposé et le désir de représentation.

C’est dans cette zone grise, entre la démocratie rêvée et la réalité brutale de la répression, que s’écrit l’histoire du Québec politique. Dans cette histoire, le 21 mai 1832 restera, pour toujours, une journée noire.

La démocratie au Québec ne s’est pas forgée que dans des assemblées de cuisine. Elle a été arrachée à coups de fusil, parfois au prix de vies humaines. L’élection sanglante de 1832 en est un témoignage criant. Elle nous rappelle que le droit de vote, si banal aujourd’hui, fut autrefois une conquête périlleuse et qu’il est de notre devoir de ne jamais l’oublier.

Source : Martin Landry, historien, Journal de Montréal, cahier weekend, 16 août 2025, p64


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