Un pan de notre histoire : le « Lundi de la matraque »

Histoire

LE DÉFILÉ DE LA SAINT-JEAN TOURNE AU CAUCHEMAR

Le 24 juin 1968, alors que Montréal s’est mise toute belle pour la Saint-Jean-Baptiste, le fête tourne au cauchemar.

La célébration devient le théâtre d’une confrontation brutale entre manifestants et policiers. En toile de fond, la visite controversée de Pierre Elliott Trudeau, chef du Parti libéral du canada, venu parader à la veille des élections fédérales. Sa présence est mal perçue par de nombreux Québécois. Déjà que le climat est chargé de tensions politiques et identitaires.

Ce soir-là, les rues vibrent au rythme des slogans, des cris… et des matraques.

Que s’est-il réellement passé ce soir-là ? Pourquoi cette explosion de colère ? Comment ce dérapage policier a-t-il marqué la mémoire collective du Québec ?

LE FEU COUVRE DEPUIS LONGTEMPS

La Révolution tranquille donne naissance à une nouvelle génération de Québécois fiers, éduqués et surtout, à des jeunes plus mobilisés que jamais. Le nationalisme prend alors racine, et plusieurs réclament l’indépendance du Québec.

Au cœur de cette mouvance : Pierre Bourgault, orateur de génie et chef du RIN. Bourgault électrise les foules avec ses discours tranchants. En juillet 1967, le président français Charles De Gaule jette un peu plus d’huile sur le feu nationaliste en lançant, du balcon de l’hôtel de ville de Montréal, son fameux « Vive le Québec libre ! » La phrase fait l’effet d’une bombe et galvanise le mouvement souverainiste québécois.

L’HOMME QUI DÉRANGE

Dans ce contexte politique bien tendu, la présence de Pierre Elliott Trudeau au défilé de la Saint-Jean-Baptiste de Montréal, à la veille des élections fédérales de 1968, apparaît pour plusieurs comme une provocation.

Trudeau, fraîchement nommé chef du Parti libéral du Canada, incarne le fédéralisme fort et centralisateur, Pour une partie de la population québécoise, il est tout simplement le traître, le francophone qui tourne le dos à son peuple. Sa présence sur l’estrade d’honneur en plein cœur du parc La Fontaine, est perçue comme une gifle.

Bourgault mobilise ses troupes, le RIN appelle à la manifestation. On veut déranger et envoyer le message que le Québec ne veut pas de Trudeau à sa fête nationale.

LE DÉFILÉ QUI DÉGÉNÈRE

Le 24 juin 1968, les policiers sont nombreux autour du parc. Dans la foule, on retrouve des familles, des curieux, mais aussi des militants indépendantistes chauffés à blanc. Bourgault est arrêté dès son arrivée, mais son arrestation met le feu aux poudres.

Des cris et des slogans fusent de toutes parts, puis des pierres volent en direction des policiers. Ils répliquent. Certains sont à cheval, d’autres marchent, matraques à la main.

La situation dégénère quand la foule riposte. Les familles prennent la fuite et le défilé est interrompu.

Les policiers sont assurément mal préparés, ils réagissent avec une brutalité inédite. Il faut savoir que les forces de l’ordre de la Ville n’ont pas encore d’escouade antiémeute officielle et ça se voit.

Sur l’estrade, Trudeau, imperturbable, reste assis. Alors que les autres dignitaires cherchent refuge, lui, il défie la foule, stoïque.

Ce geste d’assurance ou d’arrogance, selon les points de vue, sera rapporté dans tous les médias. Le lendemain, il remporte une victoire éclatante aux élections fédérales.

MÉDIAS CENSURÉS

Les médias couvrent l’événement. À la télévision, les journalistes de Radio-Canada tentent de présenter le défilé sans montrer les débordements.

À la radio, le journaliste Claude Jean Devirieux fait la description du défilé sans filtre. Il raconte la violence de la situation comme il la voit. Il donne même le matricule d’un policier qui l’aurait agressé. Il sera suspendu dès le lendemain et écarté par le fait même de la soirée électorale.

Cet épisode, qui met en lumière les pressions exercées sur les journalistes, mènera à la création, en mars 1969, de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ).

BILAN DE LA SITUATION

À la fin de la confrontation, le bilan est lourd : 292 personnes arrêtées, 123 blessés, six chevaux de la police souffrants, 12 autopatrouilles incendiées.

Au fond d’un fourgon cellulaire, deux jeunes militants se rencontrent : Paul Rose et Francis Simard. Ils ne le savent pas encore, mais cette rencontre les mènera au cœur de la crise d’Octobre, deux ans plus tard.

Ce fameux lundi, appelé le « Lundi de la matraque », incarne une fracture, un moment où le peuple québécois a cherché à reprendre sa fête, à faire de la Saint-Jean une fête de tous les Québécois et surtout à envoyer le message au pouvoir à Ottawa qu’il n’était pas le bienvenu.

Le premier ministre Pierre Elliott Trudeau n’est jamais revenu célébrer la fête des Québécois. Pour lui, comme pour beaucoup d’autres, cet affrontement a marqué un tournant. Ce lundi violent de la Saint-Jean aura pour conséquence de marginaliser les élément les plus radicaux du RIN.

« La Saint-Jean, qui était une fête folklorique, est devenue notre fête nationale à partir du 24 juin 1968. » – Pierre Bourgault

RÉAPPROPRIATION DE NOTRE FÊTE

Au lendemain de l’émeute, René Lévesque annonce que les négociations pour que le RIN puisse se joindre à son mouvement sont rompues. Quelques mois plus tard, Lévesque fonde le Parti Québécois.

Le « Lundi de la matraque » a changé le Québec. Il a montré que la question nationale était explosive.

Il a aussi souligné la nécessité de mieux encadrer les manifestations, de former des escouades antiémeutes et de défendre la liberté des journalistes.

Mais surtout, il a transformé une simple fête traditionnelle en symbole de fierté et de résistance.

Depuis ce jour, la Saint-Jean-Baptiste n’est plus seulement une célébration. Elle est un cri, une mémoire, un rappel que l’histoire du Québec s’écrit aussi dans la rue.

Source : Martin Landry, historien, Journal de Montréal, cahier weekend, 21 juin 2025, p62


2 commentaires sur “Un pan de notre histoire : le « Lundi de la matraque »

Vous en pensez quoi ?