Un pan de notre histoire : Un régime dans la tourmente : l’assurance maladie au Québec

Histoire

Au tournant des années 1970, dans un climat social et politique particulièrement tendu, le Québec franchit une étape décisive vers un système de santé plus juste.

Le 10 juillet 1970, l’Assemblée nationale adopte la loi instituant l’assurance maladie. Ce geste législatif marque le début d’un long processus de négociation avec les médecins généralistes, puis avec les spécialistes, afin de conclure des ententes garantissant leur participation au nouveau régime.

Ce moment charnière, souvent éclipsé par les événements politiques de l’époque, constitue pourtant l’un des fondements du Québec moderne.

Le 1er novembre 1970, au cœur d’un automne marqué par la crise d’Octobre, le Québec se dote discrètement d’un régime d’assurance maladie.

Alors que l’attention du public est tournée vers les arrestations massives et les tensions politiques, cette transformation majeures du système de santé passe presque inaperçue.

AVANT LA CARTE SOLEIL

Avant cette réforme, la majorité des citoyens devaient assumer eux-mêmes les coûts des traitements médicaux, ou espérer bénéficier de la charité des institutions religieuses. Les hôpitaux, souvent administrés par des congrégations, prenaient en charge les plus démunis lorsque les ressources le permettaient.

Ce système, profondément inégalitaire, se traduisait par une espérance de vie plus courte et un taux de mortalité infantile plus élevé que dans le reste du Canada.

Les négociations menées entre 1969 et 1970 ont opposé le gouvernement aux fédérations médicales, alors en pleine consolidation. Ces dernières rejetaient le modèle britannique, dans lequel les médecins hospitaliers deviennent des salariés de l’État. Elles défendaient plutôt un système où chaque acte médical serait rémunéré individuellement, tout en étant financé par des fonds publics.

Ce compromis, encore en vigueur aujourd’hui, permettait au gouvernement d’assumer les coûts des soins sans transformer les médecins en employés de l’État. On y voyait naître un régime d’assurance public fondé sur la pratique privée : l’État rembourse les honoraires selon un barème convenu, mais les praticiens conservent leur statut de travailleurs autonomes.

UNE PROFESSION EN MUTATION

C’est dans ce contexte que les médecins québécois sont devenus l’un des groupes professionnels les plus influents de la province.

Les fédérations nouvellement créées, notamment la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ) et la Fédération des médecins spécialistes (FMSQ), disposaient d’un rapport de force considérable.

Le 8 octobre 1970, alors que les discussions avec le gouvernement s’enlisaient, les spécialistes déclenchent une grève générale pour protester contre la mise en œuvre du régime. Mais deux jours plus tard, le Québec bascule dans la tourmente : le ministre du Travail, Pierre Laporte, est enlevé par le Front de libération du Québec (FLQ), et l’attention publique se tourne entièrement vers la crise d’Octobre et la proclamation de la Loi sur les mesures de guerre.

Dans cette atmosphère d’anxiété et de tension politique, la grève médicale perd toute visibilité.

Le 15 octobre, le gouvernement adopte une loi spéciale forçant les médecins à reprendre le travail sous peine de sanctions sévères.

Quelques semaines plus tard, le régime d’assurance maladie entre officiellement en vigueur.

Plusieurs années plus tard, Claude Castonguay, ministre de la Santé à l’époque, reconnaîtra que la crise politique a, paradoxalement, permis à l’État d’imposer la réforme.

Sans ce contexte exceptionnel, le rapport de force avec le corps médical aurait sans doute bloqué le projet. Mais, pour éviter une rupture totale avec les professionnels de la santé, le gouvernement a choisi d’abandonner l’idée qu’ils deviennent des salariés.

Ce choix a facilité leur collaboration et assuré la mise en place de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), qui rembourse les services médicaux facturés selon un tarif négocié.

UNE MÉDECINE ORGANISÉE

Entre 1940 et 1970, la médecine au Québec se transforme en profondeur. L’État s’impose comme l’architecte du réseau, bouleversant la culture médicale elle-même. Le bon vieux docteur du village, figure rassurante et dévouée, s’efface peu à peu. Il laisse la place à des spécialistes formés dans des hôpitaux modernes.

La médecine entre dans l’ère de la technique, des diagnostics complexes et des équipes multidisciplinaires.

Jusqu’alors, le médecin était maître chez lui. Il gérait son cabinet, choisissait ses patients, fixait ses tarifs et ses honoraires. Cette autonomie incarnait l’essence même de la profession.

Or, la perspective d’un régime public, financé par l’État, a fait craindre une intrusion dans ce territoire jalousement gardé. Beaucoup de praticiens y voyaient la fin de leur indépendance et redoutaient de devenir les rouages d’une machine bureaucratique.

Durant les années 1950-1960, les regroupements médicaux s’organisent et se dotent d’un poids politique inédit. D’associations professionnelles, ils se transforment en puissants interlocuteurs capables de négocier d’égal à égal avec le gouvernement. Le monde change, et les rapports entre les médecins et l’État deviennent un baromètre de ce nouvel équilibre.

UNE TENSION TOUJOURS VIVE

Plus d’un demi-siècle plus tard, le débat refait surface. Le projet de loi 106, nouvelle Loi 2, qui lie désormais la rémunération médicale à la performance, ranime chez bien des praticiens la peur du contrôle étatique.

Les fédérations médicales dénoncent ce qu’elle perçoivent comme une dérive technocratique, tandis que le gouvernement réplique que les coûts du système explosent plus vite que l’économie.

La vérité, c’est que le bras de fer entamé en 1970 ne s’est jamais vraiment terminé. Depuis le jour où l’assurance maladie est entrée en vigueur, le Québec vit avec cette tension permanente : comment concilier la liberté du soignant et la solidarité du patient ?

Ce régime, né dans la tourmente de la crise d’Octobre, portait la promesse d’un Québec plus équitable, où la santé serait un droit et non un privilège. Mais cette promesse exige d’être réaffirmée sans cesse. Chaque réforme, chaque négociation, chaque crise ramène la même question : jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour préserver ce pacte social fondateur ?

Source : Martin Landry, historien, Journal de Montréal, cahier weekend, 8 novembre 2025, p52


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