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Ce soir-là, il se faisait très tard et personne n’avait encore éteint les lumières de l’arbre de Noël installé au milieu du salon familial. Tout paraissait calme dans la maison à part les ronflements de monsieur Roupillon endormi sur le divan, son journal sur son nez.
Le sapin brillait de mille feux. Au-dessous, sur une couverture blanche évoquant la neige, une clarté dorée émanait des fenêtres des petites maisons d’un village de carton. Au milieu trônait une jolie crèche dans laquelle rien ne bougeait. Les personnages de plâtre restaient immobiles et silencieux. Pourtant, une petite voix s’éleva soudain.
– Dis donc, Flanelle, si on sortait de la crèche pour aller se dégourdir les pattes au village ?
– Oh ! non, notre berger ne serait pas content.
– Tu sais bien que Samuel ne bronchera pas du temps des Fêtes. Il va se contenter de contempler le petit Jésus à perpétuité, appuyé sur sa canne ! Il ne s’apercevra même pas de notre promenade. On mérite bien une petite sortie, après tout ! Une année dans les boules à mites, juchés sur une tablette du sous-sol, c’est long pour des petits moutons comme nous ! On a bien droit à quelques heures de vacances, non ? J’en ai assez, moi, de rester sans bouger au fond de la crèche.
– Non, Coton ! Notre place se trouve à gauche du petit Jésus, du côté de l’âne, exactement là où madame Roupillon nous a placés.
– Allons, viens ! Personne ne remarquera notre absence. Toute la famille est sortie ce soir à part monsieur Roupillon qui dort à poings fermés sur le canapé. C’est le temps ou jamais !
Flanelle se laissa finalement convaincre et suivi Coton, un peu à regret. Mais elle oublia vite son sens du devoir dès qu’elle eut sauté la clôture. Ah ! quelle joie de gambader sous le sapin de Noël et de jouer à cache-cache derrière les maisons du village illuminé. Les deux agneaux dévalaient les pentes à toute vitesse ou se laissaient glisser sur le miroir figurant une patinoire, au grand plaisir du bonhomme de neige de peluche qui les regardait s’amuser en riant de bon cœur.
Les petits moutons arrivèrent bientôt devant un étrange objet constitué de plusieurs chariots sur roues, attachés les uns aux autres.
– Un train ! s’écria Coton. Il y a des années qu’on n’en avait pas installé sous l’arbre des Roupillon. Allez ! monte, Flanelle, tu vas faire un tour de train. Tu verras comme ça peut aller vite.
– Jamais de la vie ! J’ai bien trop peur !
– Ah ! ce que les filles sont poules mouillées ! Il n’y a pas de danger, voyons ! Un train d’arbre de Noël, ça ne fait que tourner en rond !
Flanelle accepta de mauvaise grâce et finit par monter, en hésitant, dans un wagon de marchandises dont la porte était ouverte. Coton dut sauter à plusieurs reprises, à pattes jointes, sur le bouton rouge de l’interrupteur déniché derrière l’arbre, avant que le convoi ne se mette enfin en branle. À chacun des tournants, l’engin lançait des tchous-tchous sonores auxquels se mêlaient les cris effrayés de Flanelle, ce qui faisait rire Coton chaque fois que le train défilait devant lui.
C’est à ce moment précis que monsieur Roupillon se réveilla à moitié, sans doute à cause du vacarme. Tout ensommeillé, il s’en fut éteindre l’arbre de Noël et toutes les lumières de la maison pour monter ensuite se coucher dans sa chambre, sans même se demander ce qui avait pu actionner le train électrique sous le sapin. Non seulement l’arbre de Noël et le village, mais tout le salon, se trouvèrent aussitôt plongés dans l’obscurité totale. Bien sûr, le train cessa immédiatement son excursion.
Seuls les cris de panique de Flanelle résonnant au loin et les bêlements affolés de Coton brisaient le silence effroyable. « Ma pauvre Flanelle, comment vais-je la retrouver par cette noirceur ? » Il se mit à courir le long de la voie ferrée en se disant qu’il finirait bien par rejoindre le train quelque part. En brave petit mouton, il ramènerait son amie dans la crèche et nul ne saurait avec quelle imprudence il l’avait lui-même entraînée dans cette mésaventure. Hélas ! lorsqu’il parvint à grimper dans les wagons arrêtés au milieu d’un tunnel, Flanelle ne s’y trouvait plus. Rien ! Pas un bruit, pas un cri, pas un agneau, absolument rien ne bougeait. Morte de peur, Flanelle avait dû quitter le train et s’enfuir à toutes pattes dans n’importe quelle direction. Dieu sait où…
« Pourvu qu’il ne lui arrive rien ! On ne sait jamais quels dangers guettent une naïve brebis comme elle ! » songeait Coton. Il se rassura quelque peu en pensant qu’on ne rencontre jamais de loup ou de bandit sous les arbres de Noël. Il continua à crier de toutes ses forces, mais Flanelle ne répondait toujours pas.
Pendant ce temps, dans l’étable disposée sur le devant de l’arbre, saint Joseph remarqua que Marie grelottait.
– Quelle nuit fraîche ! Depuis qu’on a éteint les lumières du sapin, on dirait qu’un vent frais tourne au-dessus de nous. Même le petit Jésus a les mains gelées ! Il faudrait faire quelque chose, mon mari.
– Ne t’inquiète pas, Marie, je vais faire venir nos deux petits moutons. L’un se couchera avec Jésus et l’autre te réchauffera les pieds.
Marie se mit à sourire. Elle aimait bien ces deux adorables agnelets de laine blanche qui revenaient invariablement égayer la crèche, chaque année. Oh ! de temps en temps, ils donnaient un peu de fil à retorde à leur berger Samuel, mais ils se montraient tellement joyeux et pleins de vie !
Joseph revint bredouille en compagnie d’un Samuel passablement énervé.
– Mes moutons ont disparu ! Oh ! bonne Sainte Vierge, me pardonnerez-vous jamais de les avoir perdus ?
– Allons, mon bon Samuel, ne vous inquiétez pas. Je vais envoyer mes anges à leur recherche.
Au même moment, un grand miracle se produisit : l’étoile suspendue au-dessus de la crèche commença à briller comme un soleil. Les anges fouillèrent alors le sapin, du haut jusqu’en bas, volant de branche en branche, frôlant de leurs ailes les glaçons d’argent et les babioles multicolores. Ils survolèrent le village étalé au pied de l’arbre comme de grands oiseaux furetant dans tous les coins et recoins. Ils dénichèrent d’abord Coton, recroquevillé derrière une butte de neige, épuisé d’avoir tant cherché son amie. Il pleurait à chaudes larmes, désolé d’avoir causé la perte de Flanelle. Samuel le ramena à lui avec sa canne mais il le gronda à peine, trop content d’avoir retrouvé au moins un des agneaux.
De Flanelle, on ne trouva nulle trace. On commença à se demander si l’un des méchants casse-noisettes accrochés dans l’arbre ne s’était pas emparé d’elle pour la croquer. Ou une boule géante l’aurait-elle écrasée en tombant ? On en verrait alors des traces… Et si une souris affamée, longtemps dissimulée entre les murs de la maison, avait croqué cette proie facile en rêvant à un gigot d’agneau ? Ce serait bien la première fois qu’un tel drame se produirait sous le sapin des Roupillon. Les plus vieux ornements de l’arbre certifièrent que jamais ni chat, ni chien, ni souris n’avait habité cette maison. Tout le monde revint à la crèche la mine basse. Même la Vierge Marie s’énerva un peu.
– Il n’est pas question de passer la nuit sans retrouver Flanelle. Je vais devoir faire un autre miracle.
Aussitôt, non seulement les maisons du village sous l’arbre de Noël s’éclairèrent de nouveau, mais on put déceler de l’animation derrière les fenêtres de chacune d’elles. Ici, on dansait la gigue au son d’un violon, là, on disposait des cadeaux sous un arbre décoré. Un peu plus loin, une odeur de dinde rôtie commença à se répandre. On voyait partout des passants se diriger vers la grande église de carton toute illuminée, parmi les carrioles aux grelots joyeux. Ô sainte nuit, ô nuit de paix… Les chants envahissaient le village, et Coton sentait son cœur battre à tout rompre. Comment se réjouir sans sa Flanelle bien-aimée ? Jamais il ne pourrait redevenir heureux.
L’idée lui vint tout à coup de pénétrer dans l’église remplie de monde alors que minuit sonnait tout juste à la grande horloge du clocher. Il se faufila discrètement entre les deux portes et se dirigea à petits pas vers l’avant, en longeant le mur. Il y découvrit une grande crèche qui occupait tout le côté. Instinctivement, il scruta les personnages. Autour du petit Jésus, il remarqua de nombreux moutons sommeillant sur la paille. Sans doute des cousins lointains qu’il ne connaissait pas… Soudain, il se frotta les yeux. Non ! il ne rêvait pas, il s’agissait bel et bien de Flanelle, là, complètement endormie, le museau entre les pattes. Il s’empressa de la réveiller d’un coup de langue sur le bout de l’oreille.
– Ah ! Flanelle ! Te voilà enfin ! Mais que fais-tu ici ?
– Je… je ne sais pas. Il faisait si noir et j’avais si peur. Quand je me suis approchée de cette église de carton coloré, elle s’est éclairée tout à coup et j’ai entendu des chants si doux qu’ils m’ont attirée. Je suis entrée et j’ai reconnu le petit Jésus dans la mangeoire. Il m’a souri et je suis demeurée près de lui, bien en sécurité.
– Viens ! C’est le temps de rentrer chez nous, maintenant, l’aventure a assez duré.
Un ange ramena les agneaux à la crèche à pleine volée, après les avoir déposés dans un panier d’or, au grand bonheur des chœurs de chant qui entonnèrent des alléluias plus fort que jamais. Puis, la nuit et le silence redescendirent tranquillement au pied de l’arbre de Noël.
On choisit Flanelle pour dormir auprès de Jésus. Épuisée, elle se rendormit aussitôt en même temps que l’Enfant. Saint Joseph et Samuel reprirent leur canne et s’agenouillèrent à nouveau devant le berceau. Quant à Coton, s’il eut à subir le regard réprobateur de Samuel, il se consola bien vite sous les caresses que la Vierge ne manqua pas de lui prodiguer jusqu’à ce qu’il parte lui aussi au pays des rêves, aux premières heures du matin.
Tout se figea alors et un grand silence envahit le grand salon des Roupillon.
Contes de Noël pour les petits et les grands, de Micheline Duff, Éditions Québec Amérique 2012.