Un visiteur inattendu

UN CONTE POUR LES GRANDS AU COEUR D’ENFANT

Voilà trois fois que le feu de circulation vire au vert sans que, pare-chocs à pare-chocs, les voitures avancent d’un centimètre. Quelle tempête ! Moi qui voulais écrire mon conte de Noël, ce soir… Zut ! À l’instar des autres automobilistes, j’éteins mon moteur, tourne le bouton de la radio et me cale profondément dans mon siège. Troisième concerto pour piano de Beethoven. Bof ! Après tout, aussi bien profiter du moment et l’écouter attentivement. Quel génie, tout de même ce compositeur !

– Oui, mais le soliste joue mal. Il ne respecte pas les consignes indiquées sur la partition. Même le tempo de l’orchestre est trop lent.

Je me retourne d’un bloc. Sur le siège de droite, à mes côtés, est assis un personnage dont l’allure me laisse perplexe : cheveux en bataille, chemise de dentelle et veste de soie, souliers à boucles. Le regard perçant sous les sourcils broussailleux a pour moi un air de déjà vu : la ressemblance avec le portrait de Beethoven suspendu au-dessus de mon piano me paraît évidente. Je n’ose y croire… Suis-je en train de perde la tête ?

– Seriez-vous ?…

– Oui, oui, je suis Ludwig van Beethoven !

– Mais… Que faites-vous ici, dans ma voiture ?

– Permission spéciale ! Parce que j’ai inspiré un écrivain à poursuivre son œuvre malgré les difficultés éprouvées, je fais partie du groupe des Élus qui ont reçu, cette année, le privilège du Seigneur d’accomplir un désir fou. J’ai manifesté le vœu de vous rencontrer afin de vous inciter à persévérer dans l’écriture. Alors, me voilà ! On m’a parachuté sur terre à vos côtés pour quelques instants seulement. J’avoue toutefois ne rien connaître de la planète du vingt et unième siècle, sauf pour ma musique que les hommes semblent encore apprécier. D’ailleurs, d’où sort-elle, en ce moment, cette musique ? De cette boîte-là ? J’entends bien mon concerto, mais où sont les musiciens ?

– Mais… ils tournent à la radio ! Ou plutôt, non ! Ils jouent sur un disque. Euh… C’est-à-dire qu’ils se trouvaient là lors de l’enregistrement du disque compact, euh… le CD qui tourne à la radio…

– Radio ? Disque compact ? Et le piano, où l’a-t-on installé ? Quel son extraordinaire, tout de même ! Les hommes de ce siècle ne connaissent pas leur chance. Dites-moi, Micheline, où nous trouvons-nous exactement, en ce moment ?

– Nous sommes assis à l’intérieur de ma voiture, au centre-ville, au milieu d’un embouteillage monstre causé par la tempête de neige du siècle.

– Quelle voiture ? Je ne vois pas de voiture ici, moi ! Il n’y a même pas de cheval !

– De cheval ? Euh… Il y a des chevaux-vapeur, mais pas de cheval.

– Des chevaux-vapeur ? C’est quoi ça, des chevaux-vapeur ? Et toutes ces lumières qui ne cessent de bouger autour de nous, quel magnifique feu d’artifice, n’est-ce pas ? Oups ! Attention ! On nous attaque ! Regardez ce monstre, il se dirige droit vers nous ! Quel vacarme ! Ciel ! Nous allons périr ! Prenez garde, Micheline, prenez garde !

J’ai beau tourner la tête de tous les côtés, je ne vois qu’une vulgaire charrue en train de pousser la neige afin de dégager la rue. Je m’empresse de rassurer mon interlocuteur de plus en plus effaré.

– Dieu que la vie sur terre est devenue traumatisante depuis 1827 ! Oh ! regardez là-bas, dans la fenêtre du palais, cet arbre de Noël grandiose. Nous ne sommes que le 20 décembre, pourtant. Pourquoi avoir allumé les bougies dès maintenant ?

– Du palais ? Quel palais ? Et quelles bougies ? Je ne vois de palais nulle part.

– Juste là, devant nous.

– Mais, monsieur Beethoven, il ne s’agit pas d’un palais, c’est seulement un magasin : Le Palais des Sports ! Et les bougies sont des lumières électriques, pas des chandelles, voyons !

– Électriques ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

– Pauvre monsieur Beethoven, vous voilà vraiment perdu ! Je n’en reviens pas de vous voir là, à mes côtés…

Le musicien se retourne vers moi et me gratifie d’un sourire irrésistible, celui qui me rappelle les plus beaux moments de sa Symphonie Héroïque.

– Un ange m’a raconté que, pendant vos périodes creuses au cours de cette année, vous vous êtes très souvent inspirée de moi en écrivant votre roman avec constance et acharnement. Il semble que ma persévérance d’autrefois à composer de la musique malgré ma surdité vous a maintes fois soutenue et donnée du courage. Cela m’a touché profondément, vous savez. Ce n’est pas parce qu’on a trépassé et qu’on habite le ciel qu’on reste indifférent à ce qui se passe dans le cœur des humains. Alors, j’ai voulu vous remercier et vous offrir un petit présent pour vous encourager à continuer.

Dans l’écrin de velours bleu nuit que le musicien me remet gentiment, brille une magnifique plume d’or. Je me sens tout émue et ne sais trop comment remercier cet homme que j’admire plus que tout.

– Oh ! merci monsieur Beethoven ! Quelle bonne idée et comme c’est gentil à vous !

– Appelez-moi Ludwig, je vous en prie. En fait, je n’ai pas grand mérite, c’est le Saint-Esprit qui m’a glissé cette idée à l’oreille et… ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd, eh ! eh ! Depuis que j’habite au ciel, j’entends de nouveau. Savez-vous, Micheline, que vos contes de Noël sont lus jusqu’au fond du paradis et que nous les attendons impatiemment chaque année ? Non seulement les petits Chérubins, mais tous les Bienheureux les adorent. Rappelez-vous de la consigne : « Si vous n’êtes pas comme des enfants, vous n’entrerez pas au paradis. » Puisse cette plume d’or vous inciter à en écrire beaucoup d’autres pendant de nombreuses années. C’est mon cadeau de Noël et celui de tous les Élus.

– Vous tombez pile, monsieur Beethoven, euh… monsieur Ludwig ! J’avais justement prévu, ce soir, de rédiger à la hâte mon conte de Noël de cette année. J’accuse du retard, contrairement à mes habitudes. Pour vous remercier de ce merveilleux cadeau, je vais vous insérer dans ce conte et y donner un rôle de premier ordre, si vous n’y voyez pas d’objection.

– Vous m’en voyez tout honoré, Micheline. Eh bien ! je dois vous quitter maintenant. Au paradis, cette année, on jouera ma Missa Solemnis durant la nuit de Noël, et je dois m’occuper des répétitions avec l’orchestre des Glorieux et le Chœur céleste. Ce n’est pas parce que ces gens sont béatifiés qu’ils ont nécessairement de l’oreille, vous comprenez ! Je dois veiller, sans perdre patience, à ce que les voix et les violons soient parfaitement accordés.

– Au revoir et merci, monsieur Beethoven ! On se reverra sans doute un jour, au paradis. N’oubliez pas d’inscrire mon nom sur la liste d’attente de vos futurs élèves en piano.

L’homme me sert la main chaleureusement.

– J’insiste : appelez-moi donc Ludwig…

Je me penche timidement pour déposer un baiser sur la joue de mon musicien préféré, l’un des plus grands dans l’Histoire de l’humanité, quand les klaxons me font soudainement sursauter. La voie est enfin dégagée, et ma voiture immobilisée semble maintenant entraver la circulation. Je m’empresse de remettre le moteur en marche et de déguerpir, non sans jeter un regard oblique vers le siège du passager. Il est vide.

La chaussée glissante et dangereuse capte toute mon attention, et ce n’est qu’une demi-heure plus tard que j’arrive finalement à m’extirper de la circulation infernale de ce vendredi avant Noël. Enfin, je peux maintenant réfléchir à ce qui vient de m’arriver.

Beethoven dans ma voiture… Quelle farce ! Voyons, Micheline, tu deviens folle ! Comment appelle-t-on cela ? Hallucination ? Schizophrénie ? Paranoïa ? Voilà ce qui arrive, ma vieille, quand on se surmène comme tu le fais depuis des mois : on capote ! Et les maladies mentales finissent par surgir. Oh là là ! Je n’aime pas cela du tout ! Il faudrait que j’en parle de toute urgence à mon médecin, À moins que ce ne soit le commencement de la maladie d’Alzheimer… À mon âge, ce serait vraiment le comble !

Et puis, non ! J’ai dû bêtement m’endormir quand ma voiture s’est trouvée immobilisée. Oui, oui, c’est cela ! Aussi simple que ça : j’ai rêvé que Beethoven venait me visiter. Tu parles ! Il faut croire que j’ai l’imagination fertile. Quel beau rêve, tout de même !

Quelques heures plus tard, je m’installe confortablement devant un feu de cheminée, pantoufles aux pieds, tablette à écrire à la main, un bon café fumant sur ma table. Décidément, voilà une excellente idée d’inclure Beethoven dans mon conte de Noël de cette année. Il est vrai que sa pensée me réconforte depuis longtemps. Oups ! J’ai oublié de prendre un stylo.

À la recherche d’un quelconque crayon, je farfouille dans mon sac à main. Quelle n’est pas ma surprise d’y découvrir, dans un écrin de velours bleu nuit, une ravissante plume d’or. Une minuscule carte l’accompagne :

De Ludwig, avec tendresse.

Contes de Noël pour les petits et les grands, de Micheline Duff, Éditions Québec Amérique 2012.

Un commentaire sur “Un visiteur inattendu

  1. Très beau conte ce matin, j’adore Ludwig V.B. Principalement la sonate à la lune.
    Personne ne peut nous enlevez nos rêves…en plus c’est gratuit et pour tous.
    Tout est permis dans les rêves alors Normand continu d’écrire et nous faire rêver réveillé.

    Aimé par 1 personne

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